La littérature, des modèles antiques au roman moderne du XXe
siècle, offre de nombreux suicides féminins. Les modèles antiques considéraient
la mort d’un personnage comme un élément de l’intrigue, ce qui faisait avancer
le récit. Aujourd’hui, le lecteur est invité à évoluer avec le personnage qui
offre au lecteur une réflexion plus poussée sur son cheminement[1].
Parfois, l’acte suicidaire peut être une échappatoire à une vie répressive ou
encore être la seule solution à certains problèmes[2].
Les auteures et réalisatrices apportent une nouvelle vision du suicide, parfois
trop polie pour la situation[3],
comme dans l’œuvre littéraire de Nelly Arcan, Paradis, clef en main[4] et dans l’œuvre
cinématographique de Sofia Coppola, The
Virgin Suicides[5].
Ainsi, le suicide au féminin est exploité comme thème dans ces deux œuvres. Nelly
Arcan, en lice pour les prix Médicis et Fémina, en 2001 pour Putain, signe Paradis, clef en main, publié en 2009, qui met en scène Antoinette
Beauchamp. Cette jeune femme a déjà tenté de se suicider à l’âge de quatorze
ans, mais refait un essai avec la société Paradis, clef en main, 15 ans plus
tard. Après un échec cuisant, Antoinette est paraplégique et tente d’évoluer
dans cette cage corporelle. Sofia Coppola, gagnante de l’oscar du meilleur
scénario en 2003 pour son film Lost in
Translation, présente les cinq sœurs Lisbon, aux prises avec le mal de
vivre dans The Virgin Suicides, sorti
en salle en 1999. Ce film, considéré comme miraculeux par la critique[6],
développe la vision de chacune des adolescentes face à leur destin tragique, soit
leur suicide, dans les années 70. Cette analyse comparera d’abord les relations
conflictuelles des filles avec leurs mères. Ensuite, nous étudierons la recherche
de la liberté et le mal de vivre qui rongent les personnages et finalement les
préjugés de la société face aux gestes posés par les femmes des deux œuvres.
Les relations
conflictuelles entre la mère et la fille
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Source: Agence QMI |
Il y a trop de morts ou de morts-vivants
autour de ma mère pour qu’il n’y ait pas de lien entre elle et eux, entre son
adéquation de poisson dans l’eau, sa perfection comme dans son salon, entre son
indéfectibilité et le mal de vivre des autres. La comparaison est trop cruelle.
Son agilité est trop lourde. Mais elle se reprend vite : […] C’est moi qui ai
besoin de ton aide pour t’aider toi. C’est toi la malade de mère, la première
métastase, c’est toi le cancer. Même ton père n’a pas pu se protéger contre ta
propagation mortelle. Il s’est explosé la cervelle![9]
Dans cette phrase agressive, les mots employés pour exprimer la
douleur d’Antoinette face à sa mère font partis du champ lexical du cancer,
comme «morts», «malade»,
«cancer», «métastase», «propagation mortelle». Cette métaphore du cancer vient
amplifier le sentiment de douleur qui envahi Antoinette envers sa mère. Ainsi,
Antoinette ressent le besoin d’attaquer sa mère en s’appuyant sur la douleur
que cause le cancer, en utilisant comme aspect le fait qu’un cancer est une
maladie qui est attachée à l’organisme, comme l’est Micheline à sa fille. Chaque
mot est pesé et vient directement déstabiliser la mère qui écoute sa
fille : «Ma mère me fustige du regard, je vois le diable dans ses yeux […]
Ma mère me frappe, sa puissante claque m’atteint au visage et ma tête percute
le mur derrière moi.» (p. 25.) Cette soudaine fureur est une réaction impulsive
inconnue chez Micheline. Elle finit par manquer de calme devant sa fille
impossible à vivre et prouve qu’elle aussi peut parfois ressentir de la fureur.
De plus, Micheline Beauchamp impose un mode de vie à sa fille. Elle lui demande
de se battre pour survivre au lieu de rester à se morfondre sur sa condition
dans son lit. Antoinette se sent donc projetée dans une émotion qu’elle ne veut
pas ressentir, soit celui du courage de se battre. Ainsi, une cage se forme
autour d’elle : « l’amour dont seule une mère est capable : le don de
soi, jusqu’à imposer la vie, la rendre obligatoire, jusqu’à forcer chez ses
enfants la marche à suivre pour exister, en dépit de tout.» (p. 214.)
Effectivement, Micheline vient chaque jour pour nourrir sa fille et chercher à
trouver une solution aux problèmes d’Antoinette. Micheline tente de tout
faire pour que sa fille se sente confortable dans sa nouvelle situation de
paraplégique, mais Antoinette ne veut recevoir aucune aide de sa mère. Ainsi, la
mère est en opposition avec sa fille, qui affirme que sa mère n’est pas son
modèle à suivre dans la vie, puisqu’Antoinette cherche à être différente d’elle.
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Source: Abaca |
Un conflit intergénérationnel s’est développé entre les sœurs
Lisbon et leur mère. Dans le film, cet aspect est représenté par les crucifix
qui décorent les murs et des scènes où la mère oblige ses filles à prier avec
elle. Les filles sont malheureuses d’exécuter cette cérémonie, considérée pour
elles comme «vieux jeu».
Leurs expressions démontrent un dégoût envers ces croyances traditionalistes. L’aspect traditionaliste qui déclenche le trouble psychologique des filles est
représenté par le soir du bal. Un jeune homme, Trip Fontaine, invite Lux Lisbon
au bal. Il est plutôt difficile de convaincre sa mère de finalement laisser
aller ses quatre filles. Pourtant, elle finit par accepter, à certaines
conditions : renter avant onze heures, être prudent en voiture, etc. Plus
tard, trois d’entre elles rentrent à l’heure, sauf Lux. Elle ne rentre pas de
la nuit. Le lendemain, Lux revient à la maison et ses parents l’attendent. Sa
mère emprisonne alors ses quatre filles et force Lux à brûler ses disques de
musique, jugés provocateurs, destructeurs de l’âme ou encore possédés du démon,
comme Kiss et Aerosmith, deux groupes populaires des années 70, critiqués par la
religion. À cause du manque de contact avec les gens, les quatre sœurs
appellent leurs voisins, tous amoureux d’elles, et ceux-ci font jouer des
chansons qui illustrent la situation dans laquelle les sœurs se trouvent, comme
la chanson «Alone Again (Naturally)» de Gilbert O’Sullivan. Cette douce
mélodie, empreinte de mélancolie, raconte une triste histoire composée de
pensées suicidaires, de religion et de deuil.[11]
Talk about, God in His mercy
Oh, if he really does exist
Why did he desert me
In my hour of need
I truly am indeed
Alone again, naturally[12]
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Gilbert O'Sullivan |
Les personnages des deux œuvres, soit Antoinette Beauchamp et
les sœurs Lisbon, se rejoignent sur un aspect : leur relation avec leur
mère. Toutefois, les deux situations sont différentes, même si les deux
relations sont conflictuelles. Antoinette effectue un cheminement plus
important que les sœurs Lisbon face à la mort. Antoinette se réconcilie avec la
vie, en passant par une réconciliation avec sa mère, désormais mourante :
Ma mère me regarde, j’ai mal pour elle.
d’une certaine manière, je la trouve plus belle ainsi. C’est cruel à dire,
c’est facile d’aimer les malades. […]
-
Si
tu veux m’aider, tu sais ce que tu dois faire.
-
Oui,
je sais.
Ma
mère va bientôt mourir et moi, j’ai envie de vivre. C’est un cadeau que je lui
fais. (p. 189.)
Antoinette est maintenant contente de pouvoir enfin aider sa
mère et lui faire plaisir. C’est en fait un travail de réconciliation avec
elle-même qu’Antoinette effectue en racontant son histoire, ce qui la ramène à
aimer la vie. Au contraire, les sœurs Lisbon sont contraintes d’écouter et de
respecter les valeurs socioculturelles de leur mère, qui ne leur laisse aucune
chance de s’épanouir comme adolescentes. Leurs suicides représentent une
critique de cette société conservatrice prônée par leur mère. Elles essaient de
s’échapper d’un cloisonnement imposé par l’autorité qui les empêche de vivre en
société. C’est en effet ce qui les poussera à agir. Ainsi, les sœurs Lisbon ne
font aucun progrès dans leur cheminement, tandis qu’Antoinette constate que la
vie vaut la peine d’être vécue. Les idées conservatrices de Mrs. Lisbon sont la
perte des sœurs Lisbon et la détermination de Micheline Beauchamp, qui souhaite
sauver sa fille, est la victoire d’Antoinette, qui cherche cette confrontation
avec sa mère.
Le désir de liberté
La liberté est la possibilité d’agir, de penser, de s’exprimer
selon ses propres choix.[14]
L’accessibilité à la mort est la liberté que se donnent les personnages
principaux des deux œuvres. La liberté est, pour Antoinette Beauchamp, le désir
de disparaître, soit de tout lâcher au lieu de faire face à la vie. Les sœurs
Lisbon, elles, voient la liberté comme une échappatoire aux valeurs
conservatrices dont elles ne veulent pas faire partie.
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Éditions Coups de têtes (2009) |
La liberté est aussi un sentiment qui mélange le mal de vivre
et la compréhension du monde. Le mal de vivre est un mal à l’âme, un manque de
volonté de vivre persistant chez une personne. Elle juge parfois que sa vie,
comme sa mort, lui appartient. Elle n’en peut plus de souffrir intérieurement
et trouve une solution à son problème, la mort. La mort peut être perçue comme
une source de réconfort. Pour la femme, dans la littérature, le suicide est la
provocation ultime, le geste d’affirmation de soi dans une société, qui nie le
libre-arbitre féminin. Ainsi, la femme se doit de tenir tête aux préjugés d’une
société envers elle face aux prises de décisions.[15]
L’incompréhension de la vision du monde est ressentie car Antoinette ne
comprend pas les personnes comme sa mère, qui désirent vivre et être un symbole
de beauté à tout prix : «Ma
mère est riche par héritage et elle a quintuplé sa fortune en fondant une
compagnie de cosmétiques vendus partout dans le monde appelée Face The Truth.
[…] des produits coûteux qui domptent […] le vieillissement. Surtout celui du
visage. […] elle est devenue l’esclave de ses créateurs, de ses menteurs.» (p.
10-11.) Cette métaphore de produits qui domptent le vieillissement prouve le
manque de volonté, perçu par Antoinette face aux personnes qui ne font que se
détruire avec des produits. Ainsi, Antoinette n’est pas bien dans sa peau,
comme l’est sa mère, mais elle ne la jalouse pas. Elle pense que de détruire
son corps comme sa mère le fait reste insensé, mais elle veut détruire son
corps quand même en se suicidant.
De plus, Antoinette
ressent un mal de vivre qui s’est transmis de génération en génération. Son
grand-père s’est donné la mort et son oncle aussi. Elle est prise dans cette
envie de se laisser aller dans ses émotions, sans se battre pour résoudre le
problème, comme son grand-père. Il s’est donné la mort, suite à l’accident de
voiture de sa femme, dans une Porsche qu’il lui avait offerte. Il n’a pas voulu
vaincre sa peine, mais plutôt en terminer avec sa vie. L’oncle d’Antoinette
s’est suicidé en se jetant avec son avion dans un volcan. Léon entraîne
Antoinette dans ce mal de vivre qui le ronge. Le désir de disparaître
d’Antoinette est le besoin de lâcher tout au lieu de faire face à ces
obstacles. Pourtant, après avoir vu sa mère souffrante, Antoinette choisi la
vie :
Aujourd’hui,
je n’ai plus envie de mourir. Vouloir mourir est souvent inexplicable, mais
vouloir vivre après avoir tant voulu mourir, ça s’explique : la mort a
déjà eu lieu, elle a déjà été consommée, et le corps, satisfait d’être allé au
bout de lui-même, de s’être aventuré à la frontière de la mort, renaît. Une
affaire christique. D’être revenue d’entre les morts m’a transformée. Je suis
une nouvelle personne, je suis une autre que moi. C’est, je crois, ce que je
souhaitais. Au fond, c’était ça le but : me départir de ce que j’étais, me
redécouvrir dans une autre forme. (p. 150-151.)
Les verbes «vivre»
et «mourir» forment une antithèse. Ils renvoient à des réalités différentes,
mais pourtant, ces deux réalités ont des traits en commun pour Antoinette.
Ainsi, Antoinette a eu besoin de la mort pour réussir à comprendre ce qu’est la
vie : «La vie vaut la peine d’être vécue, ne serait-ce que pour pouvoir
jurer contre elle. […] Le suicide, c’est bon à rien. Tous les morts sont des bons
à rien.» (p. 151.) Pour Antoinette, cette liberté de penser que lui donne la
vie est une source de confort. Elle en arrive à détruire la conception de la
liberté par rapport au suicide, soit la liberté d’agir selon ses propres
convictions. Elle affirme que le suicide n’est pas une conviction, mais bien un
manque de courage face à la vie. Elle est la preuve que son désir de mourir a
pu être guéri, puisqu’elle est désormais résignée à vivre.
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The Virgin Suicides, Paramount Pictures (1999) |
La liberté
de choisir est ressentie à travers les suicides des quatre sœurs, un an après
que Cécilia soit partie. Bonnie se pend dans le sous-sol, vêtue de ses plus beaux
vêtements des années 70 et souliers «vintage». Autour d’elle, des ballons sont
accrochés au plafond comme elle, et tanguent dans le vide. Ces ballons sont les
restes d’une petite fête, organisée il y a un an par les parents Lisbon. Bonnie
s’est pendue pour illustrer son désir de jeunesse, pourtant éteint. Ce choix
définit la liberté qu’elle n’a pu avoir. Elle s’est toujours résignée, mais n’a
jamais vécu la vie qu’elle voulait. Ainsi, sa jeunesse ne fut qu’un passage. Mary
s’asphyxie, la tête dans le four. Cette mort est en contraste avec les idées
conservatrices, soit de la mère au foyer. La cuisine est un endroit maternel,
dans les années 70. Les femmes restaient au foyer pour élever les enfants et
s’occupaient de l’entretien ménager de la maison[18]. Ainsi, Mary se libère de cette
doctrine, où la femme doit rester à la maison. Thérèse avale en très grande
quantité les somnifères de sa mère. Cette attaque personnelle envers sa mère
reflète la dualité entre elles. La dualité est établie par le fait que Thérèse est
la plus âgée des Lisbon et qu’elle ne veut pas prendre la place de sa mère
auprès de ses sœurs. Lux s’asphyxie dans le garage avec le gaz d’échappement de
la voiture. Elle a toujours voulu s’évader de sa vie routinière et c’est ce
qu’elle veut illustrer en se donnant la mort ainsi. Durant ces quelques minutes
où les jeunes voisins sont dans la maison et découvrent les corps des sœurs, il
y a une ellipse de temps. En effet, le spectateur passe d’une atmosphère
dérangeante et sombre à un sentiment de liberté total, soit un moment où toutes
les sœurs sont dans la voiture avec les voisins et s’enfuient vers l’inconnu,
la liberté. Ainsi, cet affront entre le rêve et la réalité est poignant. La
voiture était, pour les sœurs Lisbon, le seul moyen de s’évader de leur
routine, mais voilà que Lux détruit cette illusion en se donnant la mort dans
cette même voiture. Ainsi, toutes les sœurs Lisbon se donnent la mort pour
échapper à leur réalité sombre et routinière et trouvent une liberté dans la
mort.
La liberté
et le mal de vivre sont représentés différemment dans les deux œuvres. La
liberté est la possibilité de faire ses propres choix, ce que fait Antoinette,
avant d’être paraplégique, mais pas les sœurs Lisbon, qui sont prisonnières dès
le départ. Le personnage de l’œuvre d’Arcan doit se libérer de son corps pour
atteindre son idéal de perfection, la mort. Elle perçoit la mort comme une
libération face à ses problèmes personnels, qui l’ont menés à vouloir mourir.
Comme elle explique, la liberté des choix pour un suicidaire est importante. Il
doit pouvoir choisir le comment, le pourquoi, le où et le quand, sinon il se
sent tiré vers quelque chose qu’il ne contrôle plus :
Un
autre caprice des suicidaires : mourir, oui, mais mourir en contrôlant les
paramètres. Quand on délègue, on se crispe. On se sent tiré dans le dos.
Exécuté et non plus assouvi. C’est comme laisser un passeport dans le coffre de
la boîte à gants de sa voiture déverrouillée […] L’impondérable nous envahit,
tarabuste, les pensées restent dans le coffre à gants […] à surveiller le
système de surveillance. (p. 44.)
Ce caprice
est justement ce que le suicidaire cherche en se donnant la mort. Il veut tout
contrôler pour être encore libre de ses choix. Ainsi, Antoinette reste libre
par ses choix, sans vraiment terminer comme elle le souhaitait, soit
paraplégique, mais reste libérée de son mal de vivre qui la rongeait. Elle
choisi finalement la vie contrairement aux sœurs Lisbon, qui pour leur part, n’ont
pas le choix d’obéir aux ordres parentaux et de se donner la mort pour leur
libération. Elles s’évadent de leur réalité seulement qu’en rêve. Leurs rêves
sont le seul moyen qu’elles ont trouvé pour s’échapper de leur réalité.
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Scène du film The Virgin Suicides (1999) |
Les préjugés d’une société
Les préjugés sont des idées préconçues, parfois péjoratives ou
mélioratives, que les individus d’une société perçoivent envers des sujets
différents, souvent basés sur des indices qu’on interprète. Tous les sujets
sont possibles, comme l’homosexualité, le racisme et même le suicide. Dans
l’œuvre de Nelly Arcan, c’est la compagnie qui est le principal attaqué par les
préjugés, tandis que dans l’œuvre de Coppola, ce sont les suicides de sœurs qui
sont jugés par les voisins et la religion.
Dans Paradis, clef en
main, la société accuse la compagnie de monsieur Paradis, parce qu’elle est
qualifiée de meurtrière. C’est considéré comme immoral d’aider les gens à se
suicider, ce qui détruit le caractère sacré de la vie, droit fondamental. Tout
individu a le droit de vivre, ce qui vient en opposition avec les idéologies de
Paradis, clef en main. Les individus la considèrent comme étant responsable des
suicides, comme si elle était responsable des désirs des personnes qui veulent
mourir. Pourtant, il reste que de s’assurer de la mort de quelqu’un est quelque
chose qui est désapprouvé par la société. Au début du processus, quelques
questions sont posées aux suicidaires pour déterminer le type de personne
qu’ils sont, comme le mentionne l’oncle d’Antoinette, Léon. Il lui explique
comment rejoindre la compagnie et lui explique les étapes à suivre et ce qu’ils
recherchent chez un suicidaire : «Le
suicide est un art, pour eux. Ils recherchent le raffinement chez leurs
candidats, ils aiment la maturité dans la décision du geste. Ils vont chercher
à te déstabiliser. […] Ils te mettront à l’épreuve. Si tu souhaites vraiment
mourir, tu trouveras ton chemin dans leur labyrinthe jusqu’à la sortie. Tu mourras.
» (p. 43.) Cette façon d’expliquer les étapes à suivre est idéalisée. Léon a
toujours voulu mourir et a inculqué cette idée à Antoinette. Une subjectivité
est insérée dans cette phrase, pour illustrer le point de vue de Léon. Pour la
compagnie, le suicide est quelque chose qui ne se guérit pas, c’est «un art».
Mourir doit être constitué d’une mise en scène et doit être spectaculaire.
L’individu veut mourir et le fera, même sans l’aide de l’entreprise. Donc,
monsieur Paradis croit qu’il ne fait que résoudre les problèmes des autres en
leur donnant le moyen concret de mourir. De plus, la compagnie choisi sa
clientèle selon des principes préétablis. Par exemple, ils refusent les femmes
enceintes, justement pour ne pas envenimer la situation morale de leur
entreprise. Pourtant, quand ils ont refusé une femme enceinte, elle s’est
elle-même arrangée pour mourir, de façon violente. Toute cette situation a fait
jaser dans les journaux. Ainsi, la compagnie Paradis, clef en main a été prise
au cœur d’un débat moral dans les médias.
La
compagnie Paradis, clef en main reste une cible facile pour les médias, qui
cherchent toujours une nouvelle histoire à raconter. Par exemple, quand Léon se
suicide, en se jetant dans le volcan le Merapi, en Indonésie, la couverture
médiatique se déchaîne en faux témoignages, comme le démontre Antoinette quand
elle repense à ce qui s’est produit :
Le
suicide de Léon est l’un de ceux dont on a parlé dans les médias. Quand
l’histoire est sortie, il y a eu une onde de choc. La presse s’exaltait, elle
avait entre les mains un reality show
de la mort organisée. Spéculations et débats sur la légitimité de la compagnie.
Experts expertisant, scandalisés dénonçant, politiciens se prononçant, faux
témoins témoignant. Versions abracadabrantes et contradictoires, sans preuves
tangibles, sans démonstrations officielles, à partir d’une histoire réellement
abracadabrante. (p. 152.)
Plusieurs hyperboles, employant noms communs et participes
présent, sont utilisées, comme «Experts
expertisant», «Faux témoins témoignant», pour amplifier le raz de marée
que le suicide de Léon a causé dans les médias. Les témoignages en lien avec
cette entreprise sont des sources de contradiction, ainsi que les opinions des
experts qui tentent de trouver une solution ou une explication au suicide de
Léon. Dès qu’une personne s’inscrit, on lui demande la plus haute discrétion,
pour ne pas ébruiter le fonctionnement de cette compagnie. Dès que l’histoire
de Léon sort dans les médias, quelques-uns tentent de témoigner, mais ils n’ont
jamais fait appel à Paradis, clef en main, donc ils ne connaissent ni le
fonctionnement, ni le but de l’entreprise. Ainsi, les individus ne vont pas
chercher à comprendre le principe de Paradis, clef en main, mais restent seulement
avec la perception d’une compagnie immorale, ce qui contribue à forger des
préjugés dans la société.
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Scène du film The Virgin Suicides (1999) |
De plus, la mentalité du voisinage est subjective face au
suicide. Les voisins excusent le suicide de Cécilia en affirmant que ce n’est
qu’un accident et que personne n’aurait pu changer quoi que ce soit. Plusieurs
plans séquences montrent les voisins dans leur quotidien dans une banlieue du
Michigan. Dans un plan, fixe, deux femmes dans la quarantaine sont assises dans
leur salon et boivent leur thé en discutant de ce qui est arrivé à Cécilia. Les
décors sont représentatifs des années 70, soit tapisserie à motifs floraux,
divans assortis et vaisselle à motifs floraux aussi. À la télévision, on montre
des entrevues effectuées avec des étudiants qui fréquentent la même école que
les sœurs Lisbon, mais elles ne les connaissent pas.[22]
Bref, tout pour idéaliser la vie américaine dans ce quartier, où tout le monde
doit se connaître. Ainsi, la recherche du parfait, enseignement qu’ont reçu les
femmes des années 50 par la religion, est mise en évidence dans cette scène. Donc,
la mort de Cécilia vient remettre en question cette recherche du parfait, qui
n’est pas toujours bonne.
À la fin du film, les jeunes voisins amoureux des sœurs Lisbon
tentent de les oublier, ce qu’ils ont beaucoup de difficulté à faire. Mais,
pour leurs parents, c’est une autre histoire. Plusieurs plans se succèdent où
des adultes jouent au golf, au tennis, font des pique-niques entre amis, comme
si rien n’était arrivé dans leur quartier. La recherche de l’idéal dans la
société est aussi une façon pour protéger
les individus face à des situations de crises comme le suicide des sœurs
Lisbon. Personne ne veut en entendre parler et ils ont tous la même opinion,
basée sur le fait que le suicide est un élément de crise passagère. À la fin du
film, les O’Connor organisent un bal de débutante pour leur fille Alice, sur le
thème de l’asphyxie. Ce thème est utilisé, puisque dans cette rue il y a eu un
débordement d’égouts, donc ce thème exploite cet événement et crée un lien avec
le suicide des sœurs Lisbon. En effet, chaque invité porte un masque à gaz,
décoré pour faire chic. De la fumée verte a été incorporée à la soirée, le «punch» est vert et la crème
glacée est aussi verte, pour représentée la couleur du gaz. Cela collabore
à une ambiance macabre, dans laquelle les jeunes voisins des Lisbon se
retrouvent encore pris. Durant cette soirée, un homme qui a certainement trop
bu dit «Adieu, monde
cruel!» et se lance dans la piscine, comme pour simuler le suicide. Les gens
autour de lui rient et l’aident à le sortir de la piscine, mais il dit :
«Non, vous ne me comprenez pas, je suis un adolescent et j’ai des problèmes.» [23] Sofia Coppola met en lumière le
manque d’humanité des voisins. Ils ridiculisent le suicide des Lisbon et rient
de cette situation, sans chercher à en comprendre le pourquoi, puisqu’ils
déterminent à l’avance que les jeunes adolescentes ne peuvent agir sans avoir
la permission de leurs parents, ce que les sœurs Lisbon détruisent en décidant
de mettre fin à leurs jours.
Les préjugés de la société restent différents dans les deux
œuvres. La société de Paradis, clef en
main est basée sur les désagréments et problèmes moraux que causent
l’entreprise de monsieur Paradis, tandis que les préjugés envers les sœurs Lisbon
ridiculisent le suicide. Les individus qui forment la société sont influencés
par des idées préconçues, engendrées par les médias, leurs voisins et autres
sources d’informations. Ils ne cherchent pas à connaître la vérité, qui peut les
déranger, mais seulement à critiquer ou même ridiculiser cette réalité. C’est
pour cela qu’ils n’accordent aucune valeur morale à la compagnie Paradis, clef
en main. Les préjugés qu’ont les voisins ne sont pas objectifs non plus envers
la situation des sœurs Lisbon. Ils croient qu’elles n’avaient aucun problème,
qu’elles étaient trop gâtées pour apprécier les joies de la vie et qu’elles ne
s’impliquaient pas dans les intérêts de la société. Mais ils se trompent tous.
Leurs suicides ne sont pas des accidents, mais bien un manque de désir de vivre
qui les habitaient et que personne n’a su voir avant le moment fatal. Donc, les
préjugés pour l’œuvre d’Arcan n’offrent pas une valeur morale à l’entreprise,
tandis que dans l’œuvre de Coppola, les préjugés ne servent qu’à nier les
agissements en les ridiculisant.
En conclusion, le suicide au féminin est vu différemment dans
les œuvres de Nelly Arcan, Paradis, clef
en main et dans l’œuvre de Sofia Coppola, The Virgin Suicides. Les relations mères et filles sont
différentes, mais restent une cause importante dans les suicides de leurs
filles. Ensuite, la liberté est une échappatoire à la vie qui reste différente dans
les œuvres, puisque engendrée par le mal de vivre, le choix des personnages
principaux est soit la mort ou la vie. Ainsi, la fin de chacune des œuvres est
différente, puisqu’Antoinette Beauchamp choisi la vie tandis que les sœurs
Lisbon choisissent la mort. De plus, les préjugés de la société ridiculisent ou
détruisent ce qu’est le suicide. Ainsi, le suicide remet en question la
cohésion sociale, d’une vie bien rangée et paisible. Pourtant, ce n’est pas
toujours dans le but de critiquer la société, mais bien une échappatoire à ses
problèmes personnels, que l’individu n’est plus capable de supporter.
En littérature, on retrouve aussi un autre type de suicide
auxquels les femmes font face, soit le suicide social. Comme dans Les liaisons dangereuses, Mme De Tourvel
perd sa vertu avec le Vicomte de Valmont, ce qui représente un suicide social. «Perdre sa vertu conduit à
mourir de honte aux yeux des autres, dans une société où tout l’individu est
tourné vers l’extérieur des relations sociales, du code moral et des exigences
du paraître.»[24] Ainsi, plusieurs causes peuvent
être en relation dans le cas d’un suicide, physique ou psychologique. Chaque
individu fait face différemment à la vie et ses problèmes personnels et reste
seul avec ses décisions. Donc, la décision de se suicider est-elle un acte
individualiste?
[1]
C. Bouchet, «Le meurtre de soi : petite histoire du suicide féminin» dans Cycnos, p. 1-2.
[2]
B.L. Mishara, Comprendre le suicide,
p. 16-17.
[3] R.
Magné, «En rose et en noir» dans Sud
Ouest, p. 25.
[4]
N. Arcan, Paradis, clef en main, 216
p.
[5]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 96
min.
[6]
N. Provencher, «Innocences perdues» dans Le
Soleil, p. G2.
[7] F. Loszach, Nelly Arcan, [en ligne], (site consulté le 6 février 2012).
[8] Y.
Kraft, Annie Erneaux : La relation
mère-fille et les traces du féminisme psychanalytique, p. 380-381.
[9] N.
Arcan, Paradis, clef en main, p. 25.
Chaque citation qui suivront venant de cet ouvrage seront identifiées entre
parenthèses par la suite.
[10]
D. A. Roozen, «La génération née après guerre et la religion, instituée. Un
aperçu de 50 ans de changement religieux aux États-Unis.» dans Archives des sciences sociales des religions
p. 32.
[11] Gilbert O’Sullivan, [en ligne], (site
consulté le 11 mai 2012).
[12] G. O’Sullivan, «Alone Again
(Naturally)» dans Alone Again Vinyl
Single, 1972.
[13]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 1 h
21 min.
[14] Dictionnaire Le petit Larousse illustré 2008, «Liberté», p.
587.
[15]
C. Bouchet, «Le meurtre de soi : petite histoire du suicide féminin» dans Cycnos, p. 8.
[16]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 1.59 min.
[17]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 2.15
min.
[18]
F. Braun, «Matriarcat, maternité et pouvoir des femmes» dans Anthropologie et Sociétés, p. 50.
[19]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 1h12
min – 1h14 min.
[20]
B. L. Mishara, Comprendre le suicide,
p. 10.
[21]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 23;
09 min.
[22]
S. Coppola, The Virgin Suicides,
29;31 min.
[23]
S. Coppola, The Virgin Suicides, 1 h
31 min.
[24]
C. Bouchet, «Le meurtre de soi : petite histoire du suicide féminin» dans Cycnos, p. 7.
MÉDIAGRAPHIE
ŒUVRES
Arcan, Nelly, Paradis,
clef en main, Montréal, Éditions Coup de Tête, 2009, 216 p.
Coppola, Sofia, The Virgin
Suicides, Los Angeles, Paramount Classics, 2000, 96 min.
SOURCES 1 : Recueil de critiques sur l’œuvre Paradis, clef en main de Nelly Arcan
Crépeau, Jean-François, «Nelly Arcan, Myriam Beaudoin, Maryse
Latendresse», été 2010 dans Lettres
Québécoises : la revue de l’actualité littéraire, [article en ligne]
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